Homélie dimanche 15 Septembre - 24ème du Temps ordinaire — Notre-Dame d'Auteuil

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Homélie dimanche 15 Septembre - 24ème du Temps ordinaire

Homélie du 15 septembre 2024

Quand j’étais enfant, mes parents me disaient que l’intelligence était la faculté de faire des liens entre les choses. Je suppose qu’ils désignaient la capacité de faire des correspondances, de voir dans le détail un indice pertinent, de considérer l’ensemble d’une situation, d’avoir une capacité de spéculation, ainsi que l’intelligence relationnelle avec les autres. Faire le lien. Mes vieux souvenirs d’étude me rappellent à cet égard l’insistance des managers sur l’importance du QI (quotient intellectuel) et le QE (quotient émotionnel), sorte de fourre-tout qui recueille ce qui dépasse la logique formelle et relève de l’intuition plus que de la logique. Au seuil de l’’âge adulte, fort de ces subtiles différenciations, j’avais pensé que j’aurais été capable de résoudre toutes les situations. L’exaltation et l’enthousiasme de la jeunesse ignorent la réalité et se blessent à ses aspérités. Les premières rebuffades de la vie active m’ont fait prendre conscience que cette grille d’analyse n’est pas suffisante et que le sens des temps et des moments relève aussi de la sagesse. Quand faut-il savoir être fort, voir rude quand l’adversité se tient devant soi, et quand faut-il cultiver la vulnérabilité de la tendresse si l’on ne veut pas que son cœur devienne aussi coupant que de la glace ? Le livre du Qohelet ou Ecclésiaste chante l’alternance des attitudes avec ce fameux refrain : « il y a un temps et des moments pour chaque chose sous le soleil, un temps pour... ».

Visage dur comme la pierre

Jérémie rend son visage dur comme la pierre pour endurer les coups et les humiliations. Il fait taire sa sensibilité et se transforme en un bloc rocheux contre lequel s’écrase l’hostilité. Il accepte de s’opposer à ses détracteurs. Sans recourir à la vengeance, il conserve une mâle assurance qui chasse au loin la lâcheté. Ce durcissement est aussi plusieurs fois décrit dans les évangiles au sujet de Jésus. En lc 9,51, il est écrit littéralement en grec que lorsque Jésus allait monter à Jérusalem, il « sclérosa » son visage, c’est-à-dire qui le rendit dur comme de la pierre. L’épreuve qui l’attend explique cette contraction de son être. Jésus, comme Jérémie, domine sa sensibilité et sa fragilité pour ne pas céder et s’effondrer. La Bible suggère avec un surprenant réalisme, inattendu pour un livre sacré, ce domptage de la personnalité. Nous retrouvons la même dureté dans l’évangile d’aujourd’hui dans l’apostrophe qu’il adresse à Pierre et par celle qu’il adresse à la foule : « Passe derrière moi Satan » et « qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix ». Cette attitude coupante et intransigeante révèle le souci qui habite le cœur du Christ. L’accomplissement du mystère pascal le confronte au drame de la condition humaine, et il n’a pas le luxe de pouvoir s’épancher : il adopte un visage dur comme de la pierre pour pouvoir entrer à Jérusalem et affronter son destin. Cet état de concentration subordonne ses amitiés et bande son esprit comme la corde d’un arc pour décocher la flèche qui le conduira jusqu’à son but.

La confondante vulnérabilité.

La dramatique que je viens de décrire peut être très séduisante. S’endurcir laisse deviner la gravité de l’existence humaine. Cependant s’il ne relève pas de l’accomplissement d’une mission juste et bonne, elle peut flatter la fierté et la vanité de celui qui estime qu’il a suffisamment souffert pour le justifier. Combien j’en ai rencontré de ces personnes qui ont couplé la désillusion, les marques d’une souffrance passée, et la posture de « ceux qui ont été éprouvés par la vie » pour justifier leur

insensibilité, notamment à l’égard des autres. Il arrive parfois que ce soit la seule protection qu’ils aient trouvée pour résister à leurs blessures, pour éviter d’imploser à l’intérieur d’eux-mêmes. Il n’en demeure pas moins qu’il s’isole derrière un rempart. Ils oublient « qu’ils ne sont pas les seuls à avoir souffert », comme dirait Diana Prince dans Wonder Woman 1984. L’épitre de saint Jacques illustre les conséquences de cette indifférence, en déplorant l’asthénie de la compassion et la cécité du cœur, qui ne voit pas l’évidence et qui se prémunit contre une « ridicule sensibilité » à l’égard du pauvre.

Certainement balançons-nous entre ces deux attitudes, hésitant sur le temps opportun où il faut s’en remettre à l’une plutôt qu’à l’autre. Prenez le cas d’un mendiant qui fait la manche : nous oscillons entre la fermeté du refus justifiée par la lucidité et la générosité du don qui nous permet de vérifier que notre cœur n’est pas de pierre. Il vous est probablement déjà arrivé d’éprouver cette impression pénible de décevoir, mais en sachant que cela était conforme à ce qui était juste. Ou alors de donner en sachant que c’était aussi juste. Le discernement est un vrai art et il faut accepter le risque de nous tromper pour pouvoir le cultiver. Nous retrouvons cette dialectique aussi dans l’éducation où la tendresse des parents doit se conjoindre avec la fermeté, pour progressivement permettre à un enfant d’accéder à la réalité.

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